Au-delà des frontières...

 

GABRIELA MISTRAL

La première femme poète d’Amérique Latine

Prix Nobel de littérature en 1945

De son vrai nom Lucila Godoy Alcayaga, elle est née le 7 avril 1889 à Vicuna au nord du Chili. Elle choisit le nom de Mistral car le vent la fascine mais surtout, par admiration pour le chantre de Maillane, Frédéric Mistral, qu’elle célèbre dans le poème « Mes livres » :

« Poème de Mistral ! Odeur de sillon frais

Qui s’exhale au matin, ivre je t’ai humée !

J’ai vu Mireille presser la pomme sanglante

De l’amour et courir dans l’atroce désert ».

Gabriela est une allusion à l’Archange Gabriel, évoqué dans plusieurs de ses poèmes mais aussi à Gabriele d’Annunzio, écrivain qu’elle admire.

Son père, éduqué au séminaire  renonce aux ordres pour devenir enseignant, métier qu’il abandonne très vite. Il épouse Petronila Alcayaga et de leur union naît Lucila. Mais, trois ans plus tard, il abandonne sa famille, la réduisant à une vie pauvre. Tout l’amour filial sera reporté sur la mère, dévouée protectrice qui lui inculque les valeurs élémentaires et son goût pour les vraies richesses : la terre, l’eau, le feu, le pain, le jardin et  la nature sous toutes ses formes. Animée par une farouche vocation de pédagogue, c’est tout naturellement que Lucila devient institutrice. En 1906, elle découvre ce qui bouleversera négativement sa vie et positivement son destin de poète : l’Amour. Elle écrit alors des poèmes verlainiens d’une infinie tristesse. Les années passent chargées de projets mais aussi d’orages. L’amoureux est volage et c’est la rupture. Panique ou regrets…il se suicide d’une balle dans la tête. Cet événement tragique inspirera à l’auteure en herbe, les « Sonnets de la Mort » qui lui apporteront sa première reconnaissance littéraire. Elle remporte le prix Juegos Florales et c’est à ce moment qu’elle adopte le pseudonyme de Gabriela Mistral.

« De la niche glacée où t’ont muré les hommes

Je te mettrai dans l’humble terre ensoleillée.

Les hommes n’ont pas su que je dois y dormir,

Que nous devons rêver sur le même oreiller. »

(Extrait de « Los sonetos de la Muerte (1914)»

Cette passion, la seule qu’elle voudra reconnaître dans sa vie, constitue le thème majeur de son recueil « Désolation », publié en 1922 et qui lui vaudra une réputation internationale.

Elle mettra la réflexion sur la vie et la mort au cœur de son œuvre. L’imagerie religieuse et les références bibliques sont présentes dans ses écrits et font parfois écho à l’œuvre de notre poétesse Bourguignonne Marie Noël. Socialement, elle est du côté des pauvres et des exploités et elle entend bien, à sa manière, en éducatrice, mener le combat. Sa foi est en perpétuelle évolution. Elle s’intéresse à la théosophie et elle songe même à créer un centre d’études de « haute spiritualité ».

Elle n’hésite pas, par ailleurs, à dénoncer la condition de la femme en Amérique latine, ce qui la place parmi les militantes d’un mouvement féministe naissant, notamment avec la publication en 1924 de « Lectures pour les femmes » au prologue réaliste hardi. À la demande du gouvernement mexicain, elle réforme le système scolaire en transformant l’éducation des enfants en zone rurale (ouvertures d’écoles et de bibliothèques). Femme, elle aura toujours cette blessure secrère de ne pas avoir eu d’enfant et le poème deviendra pour elle une forme d’exorcisme ; elle compose des berceuses, des rondes, des chansons…

En 1943 survient le suicide de son neveu âgé de dix-sept ans et la douleur de cette disparition imprégnera le dernier ouvrage publié de son vivant en 1957 « Lagar ».

Le 21 octobre 1945, c’est une femme affaiblie qui apprend qu’on vient de lui attribuer le Prix Nobel de littérature.

Jusqu’à sa mort, elle sera Consul du Chili dans de nombreux pays comme les États-Unis, la France, l’Italie ou l’Espagne. C’est d’ailleurs à Madrid qu’elle côtoie le poète chilien Pablo Neruda, futur prix Nobel, lui aussi. Durant cette période, elle écrit des centaines d’articles dans des magazines du monde entier.

D’une santé vacillante aggravée par ses nombreux voyages, elle meurt d’un cancer dans l’État de New-York le 10 janvier 1957, à l’âge de 67 ans. Sa dépouille est rapatriée au Chili où le gouvernement décrète trois jours de deuil national. Des centaines de milliers de Chiliens salueront cette poétesse hors du commun en assistant à ses funérailles.

« Ah ! je me rapproche en tremblant

De mon Archange véritable,

Venu m’attendre sur les routes

Avec le rameau et l’onguent ! »

(Extrait de « Ultimo arbol » (1954)

Un ultime recueil intitulé « Poema de Chile » sera édité après sa mort par son amie Doris Dana, entièrement consacré à son pays natal.

Sa poésie empreinte d’une profonde humanité restera à jamais un métissage de cultures occidentale et latino-américaine, elle qui avait des racines multiples, à la fois basques et indiennes.

                                                                                                                      Marie-Christine GUIDON

                                                            

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Un souffle de poésie mongole

La poésie occupe une place importante dans la littérature mongole. À la fois orale et écrite, elle est difficilement accessible et très rarement traduite.

La poésie orale va de ces tout petits poèmes de deux vers (appelés double-vers) aux épopées très élaborées dont la récitation peut durer un mois entier.

L’origine de la poésie écrite, quant à elle, remonte au XIIIème siècle, sous l’impulsion de Gengis Khan.

Le plus ancien texte de littérature du pays est « l'Histoire secrète des Mongols ». Il  date de cette époque où les écrits ont une forte dominante historiographique qui permet à l'aristocratie mongole de fonder sa légitimité politique. Cette œuvre remarquable prend place au rang des chefs- d’œuvre littéraires de l’Humanité.

Les textes étaient gravés sur de l’écorce de bouleau ou sur les métaux et pierres précieuses qu’on nomme en mongol les neuf joyaux (erdene). Le Prince poète Tsogt taij a gravé dans la pierre un poème préservé jusqu’à nos jours, près de 400 ans plus tard. Appelé le « Roc chantant », le poème représente, aujourd’hui encore, un héritage inestimable.

Le développement d’une littérature en langue mongole s’est mis en place dans un esprit conjuguant à la fois une inspiration faite de références à l’histoire, au patrimoine et à la culture du pays qui tisse un lien entre la vie des nomades et l’empire des steppes. Par ailleurs, la poésie mongole se nourrit de références exogènes qui, du fait de l’éloignement linguistique, parvient aux auteurs mongols, essentiellement par l’intermédiaire de traductions. Ce qui donne un panorama des réseaux d’échange culturels, intellectuels et même diplomatiques dans lesquels la Mongolie se situe au fil du temps.

Dashjorjiin Natsagdorj

Le père de la littérature en langue mongole est Dashjorjiin Natsagdorj, un poète, écrivain et dramaturge, né en 1906 et mort en 1937.

À cause du manque d'éducation formelle en Mongolie à cette époque, il reçut l'essentiel de son éducation initiale grâce à un tuteur. Entre 1926 et 1929, il séjourne en Allemagne et en France et devient le fondateur de l’Union des écrivains de Mongolie. Ses poèmes couvrent une grande variété de sujets, y compris la romance patriotique, révolutionnaire, éducative, cognitive et amoureuse.

 

Dashjorjiin Natsadorj est célèbre notamment pour « Ma terre natale », la plus connue de ses œuvres, qui rend hommage aux paysages de son pays. Un monument est érigé en son honneur près de Baganuur, (l’un des neuf districts d’Oulan-Bator) avec un extrait de ce poème gravé. Il a également écrit une histoire d'amour tragique « The Three Sad Hills » (musique de Damdinsüren et Smirnoff) qui est devenue l'un des opéras les plus populaires de Mongolie.

L’Opéra d’Oulan-Bator commence et termine chaque année son programme avec cet opéra.

Ma terre natale

Eaux cristallines des rivières sacrées de Kerluren, Ono et Tuul,

Ruisseaux, courants et sources irriguant de bienfaits mon peuple,

Lacs bleus Khovsgol, Ubs et Buir, si larges et si profonds,

Fleuves et lacs où hommes et bétail viennent étancher leur soif,

Ceci, tout ceci est ma terre natale,

Ma patrie bien aimée, ma Mongolie

Pays de prairies naturelles ondulant dans la brise,

Pays des steppes infinies nimbées de mirages fantastiques,

de rochers, d'inacessibles hauteurs où les hommes de bien avaient usage de se rencontrer,

Des antiques ovoos, menhirs aux dieux et aux ancêtres,

Ceci, tout ceci est ma terre natale,

Ma patrie bien aimée, ma Mongolie

 

Pays où en hiver tout est couronné de neige et de glace,

avec les herbes scintillantes comme verre ou cristal,

Pays où en l'été la terre n'est qu'immense tapis de fleurs,

de chants d'oiseaux, des terres du Nord  jusqu'au Sud

Ceci, tout ceci est ma terre natale

Ma patrie bien aimée, ma Mongolie

 

  Marie-Christine GUIDON

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GEORGES SÉFÉRIS

Entre mythologie et modernité

 

Bien avant de devenir le grand écrivain de la Grèce moderne, Yórgos Seferiádis, plus connu sous le nom de plume de  Georges Séféris (1900 – 1971), restera ce pérégrin infatigable avec, entre ciel et mer, pour port d’attache, les rives de l’antique Ionie. Il se disait lui-même, « non pas Grec mais hellénique ». Toute son œuvre poétique, bercée par une langue vieille de quatre mille ans, est consacrée à sa terre de tradition qui va d’Homère à Solomos.

« J’ai fait mes premiers pas sur la poussière millénaire sous l’ombre grandiose des ruines sacrées. »

Né à Smyrne, son père est docteur à l’Université d’Aix en Provence et plus tard professeur de droit international à Athènes. Sa mère est issue d’une riche famille de propriétaires terriens. La famille passe tous ses étés à une cinquantaine de kilomètres au Sud de Smyrne. Cette période marquera à jamais l’auteur « Comme un jardin des Mille et Une Nuits  où tout était magique ».

En étudiant dans un lycée privé français, il acquiert une parfaite maîtrise de notre langue. De 1918 à 1924, il poursuit des études de droit à Paris mais s’intéresse surtout à la littérature « j’ai vécu six ans et demi à Paris, riches années auxquelles je me suis donné de toute mon âme, aimant chaque instant, chaque endroit, chaque pierre ».

Il publie son premier poème en 1920 dans une revue estudiantine sous le nom de Georges Skaliotis. À la fin de 1926, ayant réussi le concours du Ministère des Affaires Étrangères, il entreprend une carrière diplomatique qui va le conduire à de nombreux déplacements de pays en pays. Il commence à écrire ses premières œuvres et se consacre notamment au haïku.

Femme nue

La grenade qui s’est brisée était

Pleine d’étoiles.

Comment rassembler

Les mille infimes débris

De chaque homme ?

Ne pas se limiter à ce qui est mais s’étendre à ce qui peut être… 

Ne serait-ce pas là, la vocation première de sa poésie, s’approcher au plus près de ce qui nous dépasse ?

Par le pouvoir de la métaphore, apparaît la révélation.

C’est avec son ouvrage « Strophe » qu’il se fait une place dans la poésie grecque. La critique athénienne, taxe Gerorges Séféris avec sa poésie novatrice, de vouloir rivaliser avec la « poésie pure ».

En 1941, il épouse Maro Zannou. Le couple s’exile en Crète puis au Caire en Egypte, pour fuir l’occupation nazie. En 1944, la guerre civile éclate en Grèce. L’année suivante, Georges Séféris ressent le vif besoin d’abandonner le ministère, par conviction, d’une part et, d’autre part pour se consacrer pleinement à l’Écriture « pour mûrir et pour mourir en homme ». Il est le premier Grec à recevoir le Prix Nobel de littérature en 1963. Il est ainsi récompensé par l’Académie suédoise « pour son exceptionnel lyrisme, inspiré par un profond sentiment de l’hellénisme ».                                 

Il a tenu son journal chaque jour de 1925 à sa mort en 1971. Il évoque ainsi, toutes les étapes qui composent une vie bien remplie. Son œuvre est représentative de sa quête inlassable d’un équilibre, d’un sens à donner à la Vie comme à la Mort. Il aura toujours lutté en écrivant contre le cliché, la banalité du propos pour exprimer dans une langue simple, des idées pourtant d’une grande profondeur. « Je ne veux rien que parler simplement. Que cette grâce me soit accordée » (Un vieillard sur le bord du fleuve – 1942).

Parmi les livres qui jalonnent son incroyable parcours, « Poèmes » (1933-1955) préfacé par Yves Bonnefoy, nous fait découvrir, entre autres, son regard sur la Mythologie.

Outre la poésie, il a publié un livre d’essais, des traductions de poètes américains, anglais et français. Son œuvre a été traduite dans plusieurs langues et certains de ses poèmes en été mis en musique par Mikis Théodorakis.

Le corps meurt, l’eau se trouble, l’âme

Hésite

Et le vent oublie, oublie sans cesse,

Mais la flamme ne change pas. 

La poésie de Georges Séféris est un chant universel qui se fond dans le ciel céruléen…

Avec une prière timide de chaque matin

Qui parvient au rivage, cheminant

Dans les failles de la mémoire

(Post-scriptum – 11 septembre 1941)

            Marie-Christine GUIDON

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YOSANO Akiko (1878 – 1942)

Figure de proue de la Poésie japonaise moderne

Poétesse, écrivaine et essayiste japonaise, elle est considérée comme la plus célèbre femme poète du Japon moderne mais aussi l’une des plus controversées en raison de son écriture audacieuse et de son engagement féministe. Issue d’une famille de commerçants, elle parvient à continuer ses études. Une fois diplômée, elle commence à se consacrer à l’écriture, malgré l’obligation de travailler dans l’entreprise familiale.

Jusqu’à mes vingt ans

Peu profonds furent les bonheurs

De mon existence

Si seulement pouvait durer

Le doux rêve du présent

Puis, elle rencontre le poète Yosano Tekkan en 1900. Ils tombent éperdument amoureux et se marient l’année suivante. Ils ne se quitteront plus et de leur union naîtront douze enfants.

Il ne rentre pas

Jour de printemps qui finit

Et moi dans la nuit,

Sur le koto mes cheveux

Emmêlés bouleversés

 (Le koto est une cithare à 13 cordes en soie)

Le premier recueil d’Akiko « Cheveux emmêlés » (Midaregami) est un véritable hymne à l’amour…Elle a vingt-trois ans, à peine, lors de sa parution. Ce titre est évocateur du tumulte des sentiments qui jaillissent sur les pages. La jeune femme connaît un succès retentissant mais sa poésie, aux accents voluptueux, lui attire la critique des conservateurs. Néanmoins, ce recueil (le plus célèbre de l’auteure) devient  la référence de toute une génération de poètes. Elle renouvelle alors le genre poétique du tanka (poème court de 31 syllabes) et libère l’expression de la sensibilité féminine dans les 399 poèmes (répartis en six chapitres) qui le composent. Cette œuvre capitale du romantisme japonais a été traduite en français dans son intégralité par Claire Dodane, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Lyon et directrice de l’Institut d’études trantextuelles et transculturelles. De nombreux poèmes du recueil reposent sur une symbolique des couleurs.

Le printemps, autre image clé, est synonyme de jeunesse et de liberté. Chant, danse, musique, peinture et poésie sont convoqués pour célébrer la fusion des différentes formes artistiques, la correspondance de l’amour et de l’art. Le végétal occupe une large place, et de celui-ci surgissent une multitude de personnages qui s’apparentent à des dieux. Certains appartenant au monde de l’art sont nommément évoqués, comme Li Bai (701 – 762), grand poète chinois du VIIIe siècle. Liberté de ton et fantaisie ne manquent pas dans l’œuvre de Yosano Akiko, souvent nimbée de sensualité.

Vingt ans mon amie

Soit deux ans de moins que moi ;

Pour cela aussi,

Disons de notre amitié

Qu’elle s’approchait de l’amour

Promesse étant faite

Que tu saurais contenir

Tes pensées pour elle,

Oublie donc en ce printemps

Les fleurs rouges du souvenir

Quand son frère est mobilisé en 1904 , lors du conflit russo-japonais, elle s’attire une nouvelle fois les foudres des conservateurs en publiant un long poème libre « que tu ne meures pas ! » (kimi shini tamô koto nakare), dénonçant la position confortable de l’empereur qui « ne va pas aux champs de bataille ».

Avec le brouillon

Maculé d’imprécations

De mes poésies

Je parviens à contenir

Le vol noir des papillons

 

En 1912, elle rejoint son mari à Paris, revêtue de la tenue traditionnelle japonaise et relate son séjour dans un recueil «  Lorsque je marche dans Paris en kimono, où que j’aille, j’attire les regards comme un spectacle de foire ».

Yosano Akiko est l’une des premières féministes de son pays. Elle attache une importance toute particulière à l’égalité intellectuelle des deux sexes. Elle fonde notamment en 1921 une école privée pour qu’un enseignement mixte y soit prodigué, ce qui n’était pas le cas jusque là. Elle ne cessera jamais d’écrire. Malgré l’alitement dans les deux dernières années précédant son décès elle composera plusieurs séries de tanka. Toute sa vie s’est déroulée à la lumière de son génie poétique.

        Marie-Christine GUIDON

 

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Laura KASISCHKE

Une plume spectrale et fragile

Née en 1961 dans le Michigan, elle n’en est jamais partie. Elle y exerce le métier de Professeure d’écriture à l’Université Ann Arbor. Laura Kasischke a acquis le statut d’écrivaine culte avec ses différents romans en France (onze ouvrages). Pourtant aux Etats-Unis, elle est surtout reconnue pour sa poésie. Elle a d’ailleurs obtenu de nombreux prix et distinctions, notamment le « National Book Critics Circle Award », la bourse Guggenheim et le « Rilke Award for Poetry ».

Ses recueils (une dizaine sur les trente dernières années) où s’entrechoquent le cosmique et le quotidien sont traversés de regrets, de non-dits, des vicissitudes d’une vie de femme…mais aussi d’une violence latente qui puise sa source dans la classe moyenne provinciale du Midwest, en apparence bien lisse.

« La vie humaine, ce n’est pas d’aujourd’hui que je la tiens pour une ombre »  (citation extraite de Mariées rebelles – 2017). L’éducation religieuse reçue de ses parents durant l’enfance a laissé un sceau prégnant dans son œuvre.

L’âge avançant, se mêle à ses écrits poétiques, un brin de nostalgie sur le temps qui passe inéluctablement. Le thème du deuil y est omniprésent. En lisant Laura Kasischke, inspirée par le bouillonnement surréaliste, on ne peut s’empêcher de penser à Sylvia Plath.  « Je n’écris de poèmes que quand je ressens un besoin urgent de le faire ». Virginia Woolf est l’écrivain qui l’a le plus nourrie dès sa jeunesse et cette empreinte est bel et bien perceptible.

Elle a soigneusement sélectionné et regroupé dans une anthologie personnelle intitulée « Où sont-ils maintenant » (Éditions Gallimard) les poèmes qui symbolisent sa personnalité profonde de façon signifiante. Avec ce parcours rétrospectif, elle nous révèle son évolution stylistique et dévoile son goût pour les épiphores, les enjambements avec rejets et contre-rejets.

Lorsque son premier roman « A suspicious river » paraît, deux recueils de poésie ont déjà vu le jour.

Elle confie volontiers qu’elle écrit toujours ses poèmes à la main, sorte de prolongement d’elle-même, contrairement à ses romans qu’elle rédige à l’ordinateur.

« Je me sens plutôt nue en prenant le stylo ».

Cette différence lui permet d’accéder à d’autres mots, d’autres rythmes, de l’ordre de l’instinctif, presque du primitif. 

« J’aime me perdre dans l’écriture, composer des poèmes me permet d’avoir accès à une autre part de moi / Le poème part toujours d’une inspiration soudaine, inédite, fugitive, qui ne reviendra peut-être jamais plus / La poésie est quelque chose d'inatteignable, d'effrayant et de frustrant. »

Pour autant, on retrouve dans la poésie de Laura Kasischke, précision et émotion et la même beauté mystérieuse, le même genie des images que dans ses nouvelles ou ses romans.

La première nuit à tire-d’aile, nous avons pris notre envol.

Tout juste sortis de l’enfer, nous avons niché

dans l’arbre à lunes

parce que l’arbre de vie

était chargé de citrons

et que l’arbre de mort

avait blanchi sous les cocons laiteux des anges.

Nous avons secoué l’arbre et les lunes

sont tombées à côté des crânes et mastodontes

éraflées et abrasées par le sable.

Ses œuvres poétiques :

Les infinitésimales – Espaces dans les chaînes

Lys dehors – Jardinage dans le noir

Dansent et disparaissent – Feu et fleur

Ce n’était pas – Ménage dans un rêve

Folles mariées – Où sont-ils maintenant

En guise de conclusion, cette citation à son image :

« Comme il serait étrange, au bout d'une existence mutique, de s'apercevoir qu'on possédait depuis toujours au fond de soi ce cri sauvage… »

  Marie-Christine GUIDON

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LA REINE DE SABA

D’Angelo MANITTA

Ce long poème lyrique, composé de 105 quatrains est une véritable épopée et nous entraîne dans l’univers onirique et singulier d’Angelo Manitta. Chaque page en langue italienne accueille, en regard, sa traduction française (de Jean Sarraméa).

Dans son cheminement, l’auteur apprivoise à la fois l’Histoire et le temps, nous conduisant à travers le désert à la rencontre de la reine de Saba et du roi Salomon. Les vers iambiques font immanquablement penser au rythme scandé des pas des chameaux dans l’immense étendue de sable. La caravane s’étire pour nous inciter à la méditation « Le sillage oblong de la caravane est serpent » et « se déroule sur les roches ». L’unité rythmique devient alors musique intemporelle. Les images se succèdent, révélant l’exotisme, les richesses, les saveurs et les beautés de l’Orient. Entre lumière aveuglante et ténèbres, entre vie et mort, sagesse et prospérité, l’histoire humaine, nimbée de ses mystères s’imprime au fil des pages. Par la magie des mots, on parvient à percevoir « La chaleur du Sahara » qui nous grise et « incendie le ciel » tandis que « Les vents de l’Océan » nous apportent des effluves d’épices et de santal.

On sait combien la rencontre biblique entre la reine de Saba et le roi Salomon a eu un impact sur l’imaginaire collectif. Ici, l'évocation du passé et l'histoire contemporaine semblent reliées par un fil invisible. Cet épisode mythique est à la croisée des cultures et n’en finit pas de fasciner ou de susciter des interrogations. Il détient ainsi un pouvoir philosophique. Et comme nous le dit si justement le Poète « À l’embouchure des vents tu te découvres toi-même ».

La femme, sublimée par la dramaturgie de la situation est déifiée par l’auteur « La beauté d’une femme c’est un ciel sans nuage / un arc-en-ciel de luminosité qui dissipe les nues / c’est le soleil qui resplendit sur la colline ». Sa sensualité habille les vers et la passion enlace les mots « Le désir gonfle la poitrine de la déesse ». Elle devient, alors, vecteur d’émotions multiples.

La reine de Saba est, et restera pour longtemps encore, une énigme à elle seule…

« L’âme a le poids de l’absolu. La conscience est une aile fragile, légère comme une plume », tout comme celle d’Angelo Manitta qui nous entraîne en ces lointaines contrées !

       Marie-Christine GUIDON

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LI QINGZHAO

L’art du poème chanté

Parmi plus de mille trois cents poétesses chinoises (huit mille six cents poèmes écrits entre le VIIe et le XVIe siècle), l’une d’entre elles a tout particulièrement retenu mon attention : Li Qingzhao (1084 – 1151).

Elle est considérée comme l'un des maîtres incontestés du poème chanté de la dynastie Song. Née dans le Shandong, une province de l’Est de la Chine, elle reçoit dès l’enfance une solide éducation littéraire, picturale et musicale. Son père, notable, fait partie d’un cercle dont la figure emblématique est le poète Su Shi (Su Dongpo). Bien qu’à cette époque, la situation sociale des femmes soit extrêmement fragile dans un pays féodal tel que l’Empire du milieu, la mère de Li Qingzhao est une femme lettrée reconnue, ce qui revêt un caractère d’exception, à cette époque. Li Qingzhao, intelligente et talentueuse commence à composer des poèmes à l’adolescence, ce qui lui vaut malgré sa jeunesse, une certaine notoriété. À l’âge de dix-sept ans, elle épouse un académicien de la cour impériale, Zhao Mingcheng (connu pour son Recueil d'épigraphie sur métal et sur pierre en trente volumes), avec qui elle collectionne de nombreux poèmes et des objets anciens. Le couple est très uni malgré les tensions qui divisent leurs deux familles : le père de Li appartient au clan des conservateurs alors que le père de son mari est du clan des réformateurs.

Spécialiste des poèmes rythmés, Li Qingzhao est tout à la fois, romancière, archéologue, maître de calligraphie et experte en sculpture sur métal et sur pierre. Ses poèmes traduisent essentiellement l’amour et la mélancolie des femmes. En effet, la morale traditionnelle tout comme la civilisation chinoise plaçaient les femmes au plus bas de l’échelle sociale. En marge de la société, elles subissaient en silence le mépris des hommes et les forces traditionnelles dominantes. Leurs poèmes sont alors le reflet des sentiments exacerbés qui les animent : mélancolie, douleur, détresse, colère…

On comprend mieux, alors, pourquoi il est si difficile, voire impossible de trouver, à cette période, des œuvres poétiques féminines imprégnées de bonheur, ou simplement de joie.

Tristesse de la séparation

Larmes sur la Terrasse du Phénix

Dans l’encensoir doré, la cendre est déjà refroidie

La couverture de soie rouge ondule tout au long de la nuit

Je me lève sans avoir le courage de me peigner

Laissant ma coiffeuse se couvrir de poussière

Et les rideaux fermés, inondés du soleil déjà haut

De peur de raviver ma douleur

Je retiens ma tristesse

Je ne trouve personne pour partager ma souffrance

Je maigris de chagrin, l’ivresse n’y est pour rien

La mélancolie d’automne encore moins

Tout part à vau-l’eau

Mon amour m’a quittée si tôt

Malgré mes mille promesses

Rien n’a pu te retenir

Tu es parti pour Wuling, très loin de mes caresses

Me laissant seule dans notre pavillon

envahi d’une lourde brume

Seul le ruisseau sous ma fenêtre est témoin de ma tristesse

Tout le jour je tourne le regard

vers le chemin de ton départ

Avec une lancinante détresse

Li Qingzhao est l'auteur de soixante poèmes chantés (ci), de dix-neuf poèmes classiques (shi) et de deux fu, sortes de poèmes en prose d'une grande richesse de vocabulaire, avec des thèmes très descriptifs. Les sentiments y sont déclinés de façon élégiaque.

Les sinogrammes, sont les unités logographiques qui composent l'écriture du chinois, appelés « hànzì »

Au crépuscule de sa vie, alors que la guerre sévit, elle perd son mari. Veuve inconsolable, sa poésie est grandement inspirée de cette séparation. Dans le même temps elle est dépouillée de tous ses collections d’objets anciens et connaît à la fois chagrin et précarité. Des sept volumes de poèmes réguliers et de prose ainsi que des six volumes d’odes (en vers irréguliers), ne nous sont parvenus que peu de fragments de son œuvre, malheureusement. Elle fut et reste considérée comme la plus grande poétesse chinoise.

     Marie-Christine GUIDON

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NELL’ACQUA NEL FUOCO

DANS L’EAU DANS LE FEU

d’Eloisa TICOZZI

Il Convivio Editore

Récompensée à plusieurs reprises, notamment par le Prix Lorenzo Montano et le Prix Pietro Carrera, Eloisa Ticozzi nous invite à découvrir son sixième opus poétique. L’ouvrage en édition bilingue, préfacé par Angelo Manitta, est traduit en français par Florent Boucharel.

Angelo Manitta, dans sa préface, nous indique que la pensée d'Eloisa Ticozzi peut s'exprimer par deux mouvements : celui ascendant du feu, qui regarde vers l'infini et donc vers l'air, auquel est lié le mouvement descendant de l'eau qui, faisant percevoir sa "verticalité" à la poétesse, se connecte à la terre, dans une tentative de mettre à nu sa propre personnalité, en l'explorant dans ses différents sens pluridirectionnels, horizontaux et verticaux.

Avec ce recueil au titre évocateur « Dans l’eau dans le feu », nous faisons une plongée dans un univers métaphorique en mouvement dont les maillons composent une chaîne antonymique éloquente : joie et douleur, froid et chaud, bas et haut, soleil et pluie, parole et silence, vieillesse et enfance, naissance et mort… « Les hommes sont enchaînés au monde / comme les tourbillons du centre de la terre ».

Lorsque ni la science, ni la philosophie, ni la religion ne parviennent à définir explicitement la réalité profonde du monde ou inhérente à chacun, la Poésie est peut-être l’une des voies intuitives pour approcher le mystère du réel. Alors, les éléments interagissent…« La vie semble être un désordre à comprendre ». Loin de tout prosaïsme, Eloisa Ticozzi nous livre avec ses mots, l’écho de son expérience transmutée, en nous disant combien ces éléments sont constitutifs de notre existence d’être humain « Ma force est une exaspérante folie de vivre / une répétition sans monotonie » « chaque respiration est différente de la précédente ». Tous nos sens en éveil cristallisent le visible et l’invisible pour nous permettre de réaliser ce que nous sommes fondamentalement au sein d’une nature où le surnaturel et le terrestre se fondent en un tout de l’ordre du divin « La nature c’est absorber l’esprit universel ».

À travers ses cris, l’autrice nous exhorte à partager sa parole empreinte d’authenticité, nourrie des éléments qui parfois s’affrontent, puissances indissociables « je hurle la cruauté et l’orgueil du monde » « je confonds mon cri à la prière du soir ».

L’Eau est la nature première de la matrice selon la vision aristotélicienne ; toute vie provient de l’eau qui contient le germe de toute chose et ce germe est le Feu. Ainsi matrice et semence deviennent complémentaires. « la vérité est dans le feu, dans l’eau / deux éléments reproduisant la vie ancestrale ». L’eau est médiation entre le ciel et la terre. Le feu est mort et renaissance…les éléments cohabitent, ce qui représente un véritable enjeu puisqu’ils peuvent s’anéantir l’un, l’autre. En attendant « le moment de retourner à l’origine », nous cheminons entre l’enfance, retour aux sources et l’obscurité « Jamais la nuit ne m’apparaît distante » « La nuit me ressemble » « Je suis née dans l’abîme » mais comme le dit la poétesse « Un abîme est un tourbillon d’où renaître avec ses propres talents ».

Eloisa TICOZZI détient ce pouvoir thaumaturge de nous faire prendre part à son voyage intérieur singulier, fusion de ses émotions…« Le plus grand voyageur est celui qui a su faire une fois le tour de lui-même » (Confucius).

Marie-Christine Guidon

    

                    

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