Au-delà des frontières...

 

NDOUNA DÉPÉNAUD

L'écrivain Gabonais le plus connu

des années soixante-dix

Dieudonné Pascal Ndouna OKOGO dit Ndouna DÉPÉNAUD, écrivain, poète, dramaturge et éducateur est né en 1937 dans la province du Haut-Ogooué au Gabon.

Son nom de plume est composé des initiales de son véritable nom (DPNO). C’est dans ce pays que mon ami Pierre Lataste, poète et illustrateur  a exercé durant onze années, en tant qu’enseignant, ce qui lui a permis de rencontrer plusieurs poètes gabonais dont Ndouna. Je profite de l’occasion pour le remercier chaleureusement de sa contribution à cette chronique. Il a d'ailleurs réalisé un portrait de Ndouna Dépénaud qui n'est pas reproduit ici, n'ayant plus la possibilité de joindre des images aux différents articles.

Le Gabon, avec pour capitale Libreville, fut longtemps une colonie française au sein de l’Afrique Équatoriale. C’est aujourd’hui une république indépendante aux populations très diverses ayant chacune sa langue. Pour autant, le français est demeuré la langue officielle et permet à tous de communiquer avec le reste du monde.

Après deux ans (1966-1968) à l’École normale supérieure d’Abidjan en Côte d’Ivoire, Ndouna Dépénaud officie en tant qu’instituteur puis revient au Gabon pour y exercer de hautes fonctions dans l’enseignement officiel.

En 1969, paraît son recueil de poèmes « Passages ». Il le définit lui-même ainsi « Les textes ont été rassemblés au hasard des « passages » d’une inspiration à une autre ». Il y évoque les éléments qui composent son quotidien. L’écriture est pour lui un moyen de transmettre ses émotions, qu’elles soient heureuses ou négatives.

Ma maison

Le toit de paille

Repose sur un mur

Aussi haut que ma taille.

Devant la porte de bois dur,

Une petite fleur rouge

Au léger vent du soir

Bouge tout doucement.

Parallèment à son engagement dans la littérature, il se lance dans une carrière diplomatique en 1972. Il est nommé premier conseiller à l’Ambassade du Gabon en Israël. L’année suivante, il devient Ambassadeur du Gabon en Guinée Équatoriale.

Le 19 juillet 1977, il est lâchement abattu, alors qu’il n’a que quarante ans. Son assassinat reste encore officiellement non élucidé. À sa mort, il laisse une veuve et six enfants. Sa fille, Flore organise des événements culturels pour faire connaître l’œuvre de son père qui, comme elle l’écrit « a laissé derrière lui des petites pépites, des petites graines, qui ne demandent qu’à germer. »

Le dernier recueil de Ndouna Dépénaud intitulé « Rêves à l’Aube », sur le point d’être édité en 1977, ne paraîtra finalement qu’en 2002, à l’occasion de la réédition de « Passages » aux Éditions Raponda-Walker, soit vingt-cinq ans après sa mort.

Dors tranquille, « mwana » aux cheveux crépus ;

Sur toi l’ombre de tes ancêtres veille

Jusqu’à l’heure où le soleil se lève,

Dors, du sommeil reposant des fauves repus,

Alors que dehors, tout s’agite en se désolant,

Tranquille aussi une âme dans l’innocence,

En paix, se relève en se consolant

D’une blessure qu’elle panse en silence.

(Extrait du poème « Dans la nuit »)

Ndouna Dépénaud n’a pas seulement été poète. Il a écrit des pièces de théâtre (dont La plaie). Plusieurs de ses projets n’ont pas eu le temps de voir le jour en raison de sa disparition prématurée : un roman « Le gouverneur des lacs », une pièce « Elle ne l’épousera pas », des contes et proverbes « Les miettes du passé ».

« Je ne puis dire comment et pourquoi je suis venu à la poésie. Une formation essentiellement, un goût particulier pour le merveilleux et une nature très sensible ont dû m’amener à la poésie. Du reste, on naît poète, on ne le devient pas…la poésie est par excellence la forme littéraire qui convient à l’expressin de l’âme nègre, tout imprégnée de sensibilité. » (Passages)

                                           Marie-Christine GUIDON

                                                   

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Juan GELMAN

Poète du déracinement

Toute l’histoire de Juan Gelman, né le 3 mai 1930 à Buenos Aires en Argentine, peut se résumer à une vie d’engagement, de lutte, d’exil et de douleur. Il est le troisième enfant d’émigrants ukrainiens. Précoce, il apprend à lire à 3 ans, écrit ses premiers poèmes à 8 ans et il est publié dans la revue « Rojo y Negro » (Rouge et noir) à l’âge de 11 ans. Malgré les privations matérielles qu’il subit, il dévore les classiques de la lecture espagnole. Petit, il découvre également le poète, dramaturge et romancier russe, Alexandre Pouchkine, dont son frère lui lit les poèmes. Il lui en restera le goût de la musicalité.

À quinze ans, il adhère à la Fédération des jeunes communistes argentins. Il s’interroge alors sur ses choix d’avenir et abandonne ses projets de chimiste pour se consacrer à la poésie. Il fait partie en 1950 du groupe « El Pan duro » (Le pain dur) qui publie une poésie radicale et dans les années 1960, il entreprend une carrière de journaliste.

En 1956, son premier livre « Violin y otras cuestiones » paraît et reçoit un très bon accueil de la critique. L’ouvrage sera traduit en dix langues avec quelques titres en français dont « Obscur ouvert », « Salaires de l’impie » ou «  L’opération d’amour ».

Puis il devient membre de l’organisation « Montoneros », groupe de guérilleros d’extrême gauche qui s’oppose à la junte militaire au pouvoir dans le pays de 1976 à 1983 et dénonce les violations des droits de l’Homme sous le régime d’Isabel Peron (1974 – 1976). Les militaires qui ont pris le pouvoir dans pratiquement toute l’Amérique Latine lancent de véritables chasses à l’homme pour démanteler toute organisation de gauche, en incarcérant et en assassinant les opposants et les intellectuels. Nombre d’entre eux connaîtront les camps clandestins de concentration, la torture, l’exil ou la mort entre les griffes de leurs tortionnaires (30.000 personnes portées disparues en Argentine).

Dès lors, pour Juan Gelman, commence une longue vie d’exil, de Rome à Madrid, Managua, Paris, New-York et enfin Mexico où il vivra vingt ans et finira son existence. Sa vie sera, à tout jamais, mêlée à celle de son pays.

 On dit qu’il ne faut pas remuer le passé, qu’il ne faut pas avoir les yeux sur la nuque… Mais les blessures ne sont pas encore refermées. Elles vibrent dans le sous-sol de la société comme un cancer sans répit (2008).

Le poète, en effet,  ne sera pas épargné par les drames personnels. En 1976, Marcelo Ariel Gelman, son fils, alors âgé de vingt ans, est enlevé par la junte militaire. Conduit dans un centre de détention clandestin de la banlieue de Buenos Aires, il est torturé et exécuté d’une balle dans la nuque. Sa femme Maria-Claudia, enceinte de sept mois au moment des faits, disparaît. En 1990, en identifiant les restes de son fils, Juan Gelman découvre toute l’horreur du supplice qu’a subi son enfant : après avoir été torturé et assassiné il a été placé dans un tonneau recouvert de ciment et jeté dans un canal. Obsédé par la double disparition de son fils et de sa belle-fille, Juan Gelman met tout en œuvre pour retrouver la trace de sa petite-fille, née en captivité.

« Écrire part de la nécessité d’épuiser une obsession » dira Gelman.

En désespoir de cause, il fait même appel au président de l’Uruguay où la fillette serait née (Montevideo). Faute de réponse, il envoie alors une lettre ouverte et publique parue en octobre 1999 dans les journaux, en Argentine et en Uruguay, soutenu par de nombreux intellectuels à travers le monde. Il ne parviendra à retrouver sa petite-fille qu’en 2000. Des tests A.D.N, effectués en France dans un laboratoire parisien, permettront d’attester les liens biologiques entre Juan Gelman et Macarena.

Durant cette période trouble de la dictature, les enfants en bas âge des prisonniers étaient enlevés à leurs parents et confiés à des familles de militaires, la plupart du temps. En Argentine, le vol d’enfants est resté imprescriptible et des procès sont ouverts contre les anciens responsables.

Malgré tous les efforts déployés, on ne retrouvera jamais le corps de sa belle-fille Maria-Claudia.

L’illuminateur de ténèbres

Juan Gelman est l’un des auteurs les plus reconnus de la poésie latino-américaine.  Son œuvre dégage une puissance émotionnelle hors du commun. Familier des ténèbres, il capture la moindre clarté qui émerge de l’obscurité.

De nombreux prix viendront couronner son travail et récompenser son indéfectible détermination :

Prix Boris Vian en 1987, Prix National de Poésie argentin en 1997, Prix de Littérature Latino-Américaine et Caribéenne Juan Rulfo en 2000, prix Lezama Lima en 2003, Prix Teresa de Ávila en 2004, Prix Ramón López Velarde en 2004, Prix Ibéro-Américain de Poésie Pablo Neruda en 2005, Prix Reina Sofía de Poésie Ibéro-Américaine en 2005.

Le 29 novembre 2007 il reçoit le Prix Cervantes, le plus prestigieux des prix littéraires du monde hispanique.

Sa poésie, loin de la rhétorique et du lyrisme, se caractérise par un laconisme et une rigueur où l’extravagance trouve sa place.

Sa métrique sans majuscule, ni point final révèle sa musique intérieure au rythme des barres obliques qui la jalonnent. L’écriture est un flux et non pas un discours…

ne mets pas la main dans l’eau / parce que poisson elle s’en ira / ne mets pas d’eau dans ta main / parce que l’océan viendra et le rivage ensuite / laisse ta main comme ça / dans son air / en elle / sans commencement / ni fin

Le poète, à l’instar de Fernando Pessoa, se livrera à la création d’hétéronymes – l’Anglais John Wendell, le Japonais Yamanokuchi Ando et l’Américain Sidney West – ces doubles imaginaires permettant au poète de changer de sujets ou d’environnement. Ses thèmes de prédilection, outre la nation, la révolution et la relation amoureuse sont ceux récurrents de l’enfance, les arbres, l’automne et la mort.

je suis né dans une forêt du sud / j’ai été un pin / sur moi se sont levés des soleils / des nuits sont tombées / des lunes / des présages / sur moi ont chanté des oiseaux différents / ont fait leur nid des oiseaux / par exemple ta voix a fait son nid / en moi précisément / belle et douce /

Après Pablo Neruda, Juan Gelman devient, à son tour,  une figure emblématique de la poésie combattive et fraternelle à la fois. La mémoire y occupe une place prépondérante.

À la façon de Dante, il multiplie les néologismes. Découvrir sa poésie, c’est faire abstraction de toute vision conventionnelle. Son questionnement du monde se traduit par la multiplication du signe interrogatif. En effet, on peut trouver jusqu’à vingt points d’interrogation dans certains poèmes. C’est d’autant plus visible en espagnol où ce point est doublement écrit, à l’envers d’abord puis à l’endroit. L’intertextualité est une des caractéristiques de son œuvre protéiforme : poèmes en prose, pièce de théâtre (la junta luz en 1982), deux opéras, et de nombreux articles. Il s’inspire aussi bien des grands auteurs latino-américains que des mystiques espagnols.

Son style d’écriture, en relation implicite avec son histoire personnelle et celle de son pays se révèle empreinte de mystère.

Dans les écrits de Juan Gelman, l’on retrouve le langage d’enfance du poète, le « porteno », sorte de parler populaire de Buenos Aires, langue maternelle qui représente la patrie. S’y ajoute la langue des mystiques qui auraient créé la langue espagnole au XVIe siècle. Pour Gelman, les mystiques, eux aussi, touchés par un exil qu’ils ne peuvent accepter, sont une référence constante. Jean de la Croix et Thérèse d'Avila, comme lui, jadis, ont été confrontés au désert intérieur et la quête de l'Autre. « L’opération d’amour » est d'ailleurs un titre emprunté à Thérèse d'Avila par Jacques Ancet,  traducteur attitré de l’auteur.

Et enfin, dernier élément, la langue des poètes du tango « Les paroliers du tango sont des mystiques ». Un grand nombre des poèmes de Juan Gelman ont été mis en musique par le Carteto Cedron. Ce groupe de musiciens argentins avait la particularité d’avoir introduit dans le monde du tango des poèmes non conçus pour être chantés.

Les poèmes du recueil intitulé « Gotan », tango aux syllabes inversées, (1962) sont dotés d’une musique passionnée à l’image du poète lorsqu’il évoque sa relation avec trois êtres féminins essentiels à ses yeux : l’amante, la poésie, la nation (et, avec elle, la révolution).

Jacques Ancet dira de lui : « Le texte en français n’est que l’empreinte de l’original, il n’est ni du français, ni de l’espagnol, mais du Gelman ». Sa poésie est « combattante, fraternelle, blessée, fulgurante, une poésie violente et tendre ».

Extrait du premier recueil de l’auteur « Violon et autres questions » (1956)

Épitaphe

Un oiseau vivait en moi.

Une fleur voyageait dans mon sang.
Mon cœur était un violon.

J’ai aimé ou pas. Mais parfois
on m’a aimé. Moi aussi
je me réjouissais : du printemps,
des mains jointes, de ce qui rend heureux.

Je dis que l’homme se doit de l’être !

(Ci-gît un oiseau.
Une fleur.
Un violon.)

L’ouvrage « Vers le Sud et autres poèmes » (paru aux Éditions Gallimard en 2015), réunit cinq recueils parus entre 1978 et 1984, dans lesquels le poète en exil partage sa souffrance face à la violence de la dictature argentine et l'assassinat de son fils.

face à la défaite ou la loi sévère
mon âme sut perdre respect / je t’aime /
mon âme franchit l’eau et son froid où
flottent les visages des compagnons

comme enveloppés de ta peau la douce
ou comme lampe montée délicate
afin qu’ils dorment délicatement
hautement en toi / flamme qui appelle

chaque ombre par son nid / félicité
ou solitude de feu pour amour
où beaux puissent reposer mes morts

aimant toujours visages comme toi
où ton visage avance comme toi
contre la peine d’avoir été / être

Dans son tout dernier recueil « Païs que fue serà » (2004), souffle un vent d’espérance nouvelle pour le futur en Argentine. Juan Gelman nous laisse une œuvre considérable, une voix blessée, traversée de ténèbres, de violence mais aussi de tendresse et d’amour. Il s’éteindra le 13 janvier 2014 à Mexico. Malgré les années, son chant polyphonique parvient jusqu’à nous…

Marie-Christine GUIDON

 

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Tsend-Ayush OYUNTSETSEG

Écrivain de la nouvelle génération en Mongolie

Après avoir évoqué les racines de la littérature mongole, l’occasion nous est donnée de découvrir l’un des talents actuels les plus prometteurs de son pays.

Né en 1988 dans une famille nomade (Province de Zavkhan), Tsend-Ayush Oyuntsetseg a été élevé par ses grands-parents au beau milieu des steppes et d’une nature sauvage. Cet environnement parfois hostile va devenir sa principale source d’inspiration et sa poésie en porte l’empreinte. À la suite du sauvetage d’un bouquetin en péril dans la montagne, il a eu une véritable révélation et a commencé à écrire dès l’âge de 14 ans. Après une scolarité dans sa région natale, il a étudié à Oulan-Bator. Il est devenu journaliste, à la radio nationale de Mongolie et également à la télévision publique. Il n’a jamais cessé d’écrire depuis et malgré son jeune âge, il réalise un parcours particulièrement brillant, voire exceptionnel. Tout en occupant sa fonction de journaliste depuis 2010, il se  consacre à sa passion et a déjà plusieurs ouvrages à son actif :

Dans le brouillard (Through the fog) 2009

Triste musique (Gunigt ayaz) 2012

Lumière d’un coin de campagne (Aglagt gereltene) 2014

Vivre sans regrets et un livre sur les vautours 2021

Un roman « Cold novel » en 2022

Un nouvel ouvrage est en préparation pour 2023, portant sur les valeurs et les difficultés que rencontrent les nomades.

Les thèmes de prédilection de Tsend-Ayush sont la nature, l’Amour, la loi naturelle de la vie et de la mort, la façon dont le cœur nomade se connecte à l’humanité…mais aussi les nombreux animaux qui peuplent les steppes, tels que les loups, souvent  évoqués dans les croyances locales.

Tsend-Ayush a été récompensé à de nombreuses reprises pour la qualité de ses écrits.

Il a notamment reçu deux des plus hautes distinctions poétiques de son pays :

En 2015 le premier prix de l’Union des écrivains Mongols pour « Aglagt gereltene » (Lumière d’un coin de campagne), livre qui conjugue la mentalité nomade et le style de vie moderne.

En 2020 la « Crystal Cup » de l’institution poétique la plus célèbre de Mongolie pour un poème « Hunnu Man » (évocation de l’histoire des Huns). Depuis qu’il a gagné ce prix, c’est ainsi qu’on le surnomme. Plus de 200 concurrents participent chaque année à cet événement culturel de haute tenue.

Un poème du 15/01/2021 :

                    Les arbres

« Feuilles vivantes et fruits parfumés

Grandissent en toi

Grandissent en moi

Ce sont de beaux arbres

Leurs racines

Sont les veines de nos cœurs

Ils s’aiment secrètement

Quand tu penses à moi

Tes pieds touchent-ils terre

Quand je pense à toi

Je sens mes pieds se déployer

Comme les ailes d’un oiseau

Nous sommes les arbres de nos âmes

Qui grandissent la nuit

Au creux de nos rêves

Toi et moi

Jusqu’où irons-nous »

(Traduction en français librement adaptée)

Son succès s’étend au-delà des frontières de la Mongolie…pour preuve, ses œuvres sont traduites en chinois, en anglais, en turc, en coréen…et peut-être bientôt en français !

Un merci particulier à Erdenekhuyag Bayarsaikhan, Président de l’Association Mongolie Éternelle qui m’a fourni les éléments nécessaires à la composition de cette chronique.

                                           Marie-Christine GUIDON

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HÉLIA CORREIA

Emblème de la littérature lusophone

Elle voit le jour à Lisbonne en 1949 dans une famille antifasciste, farouchement opposée au régime salazariste, son père ayant été, lui-même emprisonné en raison des actions menées contre le système en place.

Hélia reçoit une éducation progressiste et égalitaire, en décalage complet avec les principes éducatifs en vigueur au Portugal à cette époque. Elle grandit dans un milieu tolérant où la lecture occupe une place prépondérante, si bien qu’elle apprend à lire à l’âge de quatre ans et, dès lors, dévore les ouvrages qui sont à sa disposition. Elle connaît une enfance heureuse et très créative. À la fin de ses études secondaires, elle obtient une licence en philologie romane et entreprend ses études universitaires pour devenir professeur de littérature portugaise. À dix-huit ans, elle commence à publier des poèmes dans des revues et journaux. Elle complète ses études par un « postgraduate » en théâtre classique, l’équivalent d’un D.E.T, diplôme d’études théâtrales en France. À partir de 1990, elle a d’ailleurs publié plusieurs œuvres théâtrales.

Sa carrière littéraire témoigne de plusieurs influences, notamment le réalisme latino-américain, les écrivains anglais comme Iris Murdoch ou les sœurs Brontë. Elle écrira, évoquant « Les Hauts de Hurlevent » : « Emily Brontë est une personne de ma maison, elle vit avec moi ». L’auteure nourrit également une grande admiration pour les peintres préraphaélites dont elle dira « Ce sont des gens avec lesquels je me sens beaucoup d’intimité, davantage qu’avec nombre de vivants de mon quotidien ». On retrouve sans surprise ses affinités avec les classiques grecs qu’elle a étudiés. En 1986, elle écrira en collaboration avec son compagnon Jaime Rocha, le recueil poétique « A Pequena Morte / Esse Eterno Canto (La Petite Mort / Ce Chant Éternel). Le recueil de poèmes « A terceira Miséria » (La troisième misère), publié en 2012, récompensé par le prix Correntes d’Escritas, a vocation à attirer l’attention sur le problème de la Grèce comme s’il s’agissait de notre problème à tous. L’ouvrage consiste en un seul et long poème scindé en plusieurs parties… une sorte d’épopée.

Hélia Correia possède un style très singulier et rigoureux qui allie le registre narratif et les tonalités poétiques. Elle adopte une langue qui lui est propre en combinant quotidien et fantastique, ce qui apporte une contemporanéité à son écriture. Le 17 juin 2015, elle reçoit le plus important prix de littérature lusophone, le Prix Camoes, d’une valeur de 100 000 euros, ce qui réjouit, Francisco Vale, éditeur lisboète (Relogio d’Agua) qui publie les livres de l’auteure depuis les années 1980. Au cours de sa vie, elle qui affirme ne pas trop apprécier les récompenses, a pourtant été distinguée des plus grands prix littéraires portugais.

Extrait de « Acidentes »

Editions Relogio d’Agua (2020)

Et elle veut savoir avec certitude

où se trouve le poème,

veut toucher le cœur du poème, sans la moindre

cruauté

sans la moindre trace de blessure

parce que c’est un geste de délicatesse

la douceur maternelle

qu’il y a dans les doigts

de celle qui déterre une racine,

craignant

avec tout ce qu’il recèle

d’irréparable, de précieux, d’achevé

comme le vers,

avec tout ce qu’il contient

de sauvage

tandis que quelque chose de fin,

de surprenant par sa vibration,

atteint la poitrine

et laisse les créatures que nous sommes

sous l’enchantement

de ce qu’elles ignorent

Douée d’un talent protéiforme et d’une énergie hors du commun, Hélia CORREIA a démontré dans toute son œuvre une grande diversité et une sensibilité toute féminine. En effet, poétesse, romancière, nouvelliste, traductrice littéraire et dramaturge, elle n’a cessé d’élargir sa palette aux multiples couleurs et propre à susciter l’admiration. Et à n’en pas douter, quoiqu’elle ait pu entreprendre, toutes ses créations sont empreintes de poésie. Malheureusement, elle n’est pas traduite en France, aussi je remercie chaleureusement Adélaïde BITTI (Lisboète également) de son aide précieuse à la traduction concernant l’œuvre d’Hélia CORREIA.

        Marie-Christine GUIDON

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GABRIELA MISTRAL

La première femme poète d’Amérique Latine

Prix Nobel de littérature en 1945

De son vrai nom Lucila Godoy Alcayaga, elle est née le 7 avril 1889 à Vicuna au nord du Chili. Elle choisit le nom de Mistral car le vent la fascine mais surtout, par admiration pour le chantre de Maillane, Frédéric Mistral, qu’elle célèbre dans le poème « Mes livres » :

« Poème de Mistral ! Odeur de sillon frais

Qui s’exhale au matin, ivre je t’ai humée !

J’ai vu Mireille presser la pomme sanglante

De l’amour et courir dans l’atroce désert ».

Gabriela est une allusion à l’Archange Gabriel, évoqué dans plusieurs de ses poèmes mais aussi à Gabriele d’Annunzio, écrivain qu’elle admire.

Son père, éduqué au séminaire  renonce aux ordres pour devenir enseignant, métier qu’il abandonne très vite. Il épouse Petronila Alcayaga et de leur union naît Lucila. Mais, trois ans plus tard, il abandonne sa famille, la réduisant à une vie pauvre. Tout l’amour filial sera reporté sur la mère, dévouée protectrice qui lui inculque les valeurs élémentaires et son goût pour les vraies richesses : la terre, l’eau, le feu, le pain, le jardin et  la nature sous toutes ses formes. Animée par une farouche vocation de pédagogue, c’est tout naturellement que Lucila devient institutrice. En 1906, elle découvre ce qui bouleversera négativement sa vie et positivement son destin de poète : l’Amour. Elle écrit alors des poèmes verlainiens d’une infinie tristesse. Les années passent chargées de projets mais aussi d’orages. L’amoureux est volage et c’est la rupture. Panique ou regrets…il se suicide d’une balle dans la tête. Cet événement tragique inspirera à l’auteure en herbe, les « Sonnets de la Mort » qui lui apporteront sa première reconnaissance littéraire. Elle remporte le prix Juegos Florales et c’est à ce moment qu’elle adopte le pseudonyme de Gabriela Mistral.

« De la niche glacée où t’ont muré les hommes

Je te mettrai dans l’humble terre ensoleillée.

Les hommes n’ont pas su que je dois y dormir,

Que nous devons rêver sur le même oreiller. »

(Extrait de « Los sonetos de la Muerte (1914)»

Cette passion, la seule qu’elle voudra reconnaître dans sa vie, constitue le thème majeur de son recueil « Désolation », publié en 1922 et qui lui vaudra une réputation internationale.

Elle mettra la réflexion sur la vie et la mort au cœur de son œuvre. L’imagerie religieuse et les références bibliques sont présentes dans ses écrits et font parfois écho à l’œuvre de notre poétesse Bourguignonne Marie Noël. Socialement, elle est du côté des pauvres et des exploités et elle entend bien, à sa manière, en éducatrice, mener le combat. Sa foi est en perpétuelle évolution. Elle s’intéresse à la théosophie et elle songe même à créer un centre d’études de « haute spiritualité ».

Elle n’hésite pas, par ailleurs, à dénoncer la condition de la femme en Amérique latine, ce qui la place parmi les militantes d’un mouvement féministe naissant, notamment avec la publication en 1924 de « Lectures pour les femmes » au prologue réaliste hardi. À la demande du gouvernement mexicain, elle réforme le système scolaire en transformant l’éducation des enfants en zone rurale (ouvertures d’écoles et de bibliothèques). Femme, elle aura toujours cette blessure secrère de ne pas avoir eu d’enfant et le poème deviendra pour elle une forme d’exorcisme ; elle compose des berceuses, des rondes, des chansons…

En 1943 survient le suicide de son neveu âgé de dix-sept ans et la douleur de cette disparition imprégnera le dernier ouvrage publié de son vivant en 1957 « Lagar ».

Le 21 octobre 1945, c’est une femme affaiblie qui apprend qu’on vient de lui attribuer le Prix Nobel de littérature.

Jusqu’à sa mort, elle sera Consul du Chili dans de nombreux pays comme les États-Unis, la France, l’Italie ou l’Espagne. C’est d’ailleurs à Madrid qu’elle côtoie le poète chilien Pablo Neruda, futur prix Nobel, lui aussi. Durant cette période, elle écrit des centaines d’articles dans des magazines du monde entier.

D’une santé vacillante aggravée par ses nombreux voyages, elle meurt d’un cancer dans l’État de New-York le 10 janvier 1957, à l’âge de 67 ans. Sa dépouille est rapatriée au Chili où le gouvernement décrète trois jours de deuil national. Des centaines de milliers de Chiliens salueront cette poétesse hors du commun en assistant à ses funérailles.

« Ah ! je me rapproche en tremblant

De mon Archange véritable,

Venu m’attendre sur les routes

Avec le rameau et l’onguent ! »

(Extrait de « Ultimo arbol » (1954)

Un ultime recueil intitulé « Poema de Chile » sera édité après sa mort par son amie Doris Dana, entièrement consacré à son pays natal.

Sa poésie empreinte d’une profonde humanité restera à jamais un métissage de cultures occidentale et latino-américaine, elle qui avait des racines multiples, à la fois basques et indiennes.

                                                                                                                      Marie-Christine GUIDON

                                                            

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Un souffle de poésie mongole

La poésie occupe une place importante dans la littérature mongole. À la fois orale et écrite, elle est difficilement accessible et très rarement traduite.

La poésie orale va de ces tout petits poèmes de deux vers (appelés double-vers) aux épopées très élaborées dont la récitation peut durer un mois entier.

L’origine de la poésie écrite, quant à elle, remonte au XIIIème siècle, sous l’impulsion de Gengis Khan.

Le plus ancien texte de littérature du pays est « l'Histoire secrète des Mongols ». Il  date de cette époque où les écrits ont une forte dominante historiographique qui permet à l'aristocratie mongole de fonder sa légitimité politique. Cette œuvre remarquable prend place au rang des chefs- d’œuvre littéraires de l’Humanité.

Les textes étaient gravés sur de l’écorce de bouleau ou sur les métaux et pierres précieuses qu’on nomme en mongol les neuf joyaux (erdene). Le Prince poète Tsogt taij a gravé dans la pierre un poème préservé jusqu’à nos jours, près de 400 ans plus tard. Appelé le « Roc chantant », le poème représente, aujourd’hui encore, un héritage inestimable.

Le développement d’une littérature en langue mongole s’est mis en place dans un esprit conjuguant à la fois une inspiration faite de références à l’histoire, au patrimoine et à la culture du pays qui tisse un lien entre la vie des nomades et l’empire des steppes. Par ailleurs, la poésie mongole se nourrit de références exogènes qui, du fait de l’éloignement linguistique, parvient aux auteurs mongols, essentiellement par l’intermédiaire de traductions. Ce qui donne un panorama des réseaux d’échange culturels, intellectuels et même diplomatiques dans lesquels la Mongolie se situe au fil du temps.

Dashjorjiin Natsagdorj

Le père de la littérature en langue mongole est Dashjorjiin Natsagdorj, un poète, écrivain et dramaturge, né en 1906 et mort en 1937.

À cause du manque d'éducation formelle en Mongolie à cette époque, il reçut l'essentiel de son éducation initiale grâce à un tuteur. Entre 1926 et 1929, il séjourne en Allemagne et en France et devient le fondateur de l’Union des écrivains de Mongolie. Ses poèmes couvrent une grande variété de sujets, y compris la romance patriotique, révolutionnaire, éducative, cognitive et amoureuse.

 

Dashjorjiin Natsadorj est célèbre notamment pour « Ma terre natale », la plus connue de ses œuvres, qui rend hommage aux paysages de son pays. Un monument est érigé en son honneur près de Baganuur, (l’un des neuf districts d’Oulan-Bator) avec un extrait de ce poème gravé. Il a également écrit une histoire d'amour tragique « The Three Sad Hills » (musique de Damdinsüren et Smirnoff) qui est devenue l'un des opéras les plus populaires de Mongolie.

L’Opéra d’Oulan-Bator commence et termine chaque année son programme avec cet opéra.

Ma terre natale

Eaux cristallines des rivières sacrées de Kerluren, Ono et Tuul,

Ruisseaux, courants et sources irriguant de bienfaits mon peuple,

Lacs bleus Khovsgol, Ubs et Buir, si larges et si profonds,

Fleuves et lacs où hommes et bétail viennent étancher leur soif,

Ceci, tout ceci est ma terre natale,

Ma patrie bien aimée, ma Mongolie

Pays de prairies naturelles ondulant dans la brise,

Pays des steppes infinies nimbées de mirages fantastiques,

de rochers, d'inacessibles hauteurs où les hommes de bien avaient usage de se rencontrer,

Des antiques ovoos, menhirs aux dieux et aux ancêtres,

Ceci, tout ceci est ma terre natale,

Ma patrie bien aimée, ma Mongolie

 

Pays où en hiver tout est couronné de neige et de glace,

avec les herbes scintillantes comme verre ou cristal,

Pays où en l'été la terre n'est qu'immense tapis de fleurs,

de chants d'oiseaux, des terres du Nord  jusqu'au Sud

Ceci, tout ceci est ma terre natale

Ma patrie bien aimée, ma Mongolie

 

  Marie-Christine GUIDON

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GEORGES SÉFÉRIS

Entre mythologie et modernité

 

Bien avant de devenir le grand écrivain de la Grèce moderne, Yórgos Seferiádis, plus connu sous le nom de plume de  Georges Séféris (1900 – 1971), restera ce pérégrin infatigable avec, entre ciel et mer, pour port d’attache, les rives de l’antique Ionie. Il se disait lui-même, « non pas Grec mais hellénique ». Toute son œuvre poétique, bercée par une langue vieille de quatre mille ans, est consacrée à sa terre de tradition qui va d’Homère à Solomos.

« J’ai fait mes premiers pas sur la poussière millénaire sous l’ombre grandiose des ruines sacrées. »

Né à Smyrne, son père est docteur à l’Université d’Aix en Provence et plus tard professeur de droit international à Athènes. Sa mère est issue d’une riche famille de propriétaires terriens. La famille passe tous ses étés à une cinquantaine de kilomètres au Sud de Smyrne. Cette période marquera à jamais l’auteur « Comme un jardin des Mille et Une Nuits  où tout était magique ».

En étudiant dans un lycée privé français, il acquiert une parfaite maîtrise de notre langue. De 1918 à 1924, il poursuit des études de droit à Paris mais s’intéresse surtout à la littérature « j’ai vécu six ans et demi à Paris, riches années auxquelles je me suis donné de toute mon âme, aimant chaque instant, chaque endroit, chaque pierre ».

Il publie son premier poème en 1920 dans une revue estudiantine sous le nom de Georges Skaliotis. À la fin de 1926, ayant réussi le concours du Ministère des Affaires Étrangères, il entreprend une carrière diplomatique qui va le conduire à de nombreux déplacements de pays en pays. Il commence à écrire ses premières œuvres et se consacre notamment au haïku.

Femme nue

La grenade qui s’est brisée était

Pleine d’étoiles.

Comment rassembler

Les mille infimes débris

De chaque homme ?

Ne pas se limiter à ce qui est mais s’étendre à ce qui peut être… 

Ne serait-ce pas là, la vocation première de sa poésie, s’approcher au plus près de ce qui nous dépasse ?

Par le pouvoir de la métaphore, apparaît la révélation.

C’est avec son ouvrage « Strophe » qu’il se fait une place dans la poésie grecque. La critique athénienne, taxe Gerorges Séféris avec sa poésie novatrice, de vouloir rivaliser avec la « poésie pure ».

En 1941, il épouse Maro Zannou. Le couple s’exile en Crète puis au Caire en Egypte, pour fuir l’occupation nazie. En 1944, la guerre civile éclate en Grèce. L’année suivante, Georges Séféris ressent le vif besoin d’abandonner le ministère, par conviction, d’une part et, d’autre part pour se consacrer pleinement à l’Écriture « pour mûrir et pour mourir en homme ». Il est le premier Grec à recevoir le Prix Nobel de littérature en 1963. Il est ainsi récompensé par l’Académie suédoise « pour son exceptionnel lyrisme, inspiré par un profond sentiment de l’hellénisme ».                                 

Il a tenu son journal chaque jour de 1925 à sa mort en 1971. Il évoque ainsi, toutes les étapes qui composent une vie bien remplie. Son œuvre est représentative de sa quête inlassable d’un équilibre, d’un sens à donner à la Vie comme à la Mort. Il aura toujours lutté en écrivant contre le cliché, la banalité du propos pour exprimer dans une langue simple, des idées pourtant d’une grande profondeur. « Je ne veux rien que parler simplement. Que cette grâce me soit accordée » (Un vieillard sur le bord du fleuve – 1942).

Parmi les livres qui jalonnent son incroyable parcours, « Poèmes » (1933-1955) préfacé par Yves Bonnefoy, nous fait découvrir, entre autres, son regard sur la Mythologie.

Outre la poésie, il a publié un livre d’essais, des traductions de poètes américains, anglais et français. Son œuvre a été traduite dans plusieurs langues et certains de ses poèmes en été mis en musique par Mikis Théodorakis.

Le corps meurt, l’eau se trouble, l’âme

Hésite

Et le vent oublie, oublie sans cesse,

Mais la flamme ne change pas. 

La poésie de Georges Séféris est un chant universel qui se fond dans le ciel céruléen…

Avec une prière timide de chaque matin

Qui parvient au rivage, cheminant

Dans les failles de la mémoire

(Post-scriptum – 11 septembre 1941)

            Marie-Christine GUIDON

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YOSANO Akiko (1878 – 1942)

Figure de proue de la Poésie japonaise moderne

Poétesse, écrivaine et essayiste japonaise, elle est considérée comme la plus célèbre femme poète du Japon moderne mais aussi l’une des plus controversées en raison de son écriture audacieuse et de son engagement féministe. Issue d’une famille de commerçants, elle parvient à continuer ses études. Une fois diplômée, elle commence à se consacrer à l’écriture, malgré l’obligation de travailler dans l’entreprise familiale.

Jusqu’à mes vingt ans

Peu profonds furent les bonheurs

De mon existence

Si seulement pouvait durer

Le doux rêve du présent

Puis, elle rencontre le poète Yosano Tekkan en 1900. Ils tombent éperdument amoureux et se marient l’année suivante. Ils ne se quitteront plus et de leur union naîtront douze enfants.

Il ne rentre pas

Jour de printemps qui finit

Et moi dans la nuit,

Sur le koto mes cheveux

Emmêlés bouleversés

 (Le koto est une cithare à 13 cordes en soie)

Le premier recueil d’Akiko « Cheveux emmêlés » (Midaregami) est un véritable hymne à l’amour…Elle a vingt-trois ans, à peine, lors de sa parution. Ce titre est évocateur du tumulte des sentiments qui jaillissent sur les pages. La jeune femme connaît un succès retentissant mais sa poésie, aux accents voluptueux, lui attire la critique des conservateurs. Néanmoins, ce recueil (le plus célèbre de l’auteure) devient  la référence de toute une génération de poètes. Elle renouvelle alors le genre poétique du tanka (poème court de 31 syllabes) et libère l’expression de la sensibilité féminine dans les 399 poèmes (répartis en six chapitres) qui le composent. Cette œuvre capitale du romantisme japonais a été traduite en français dans son intégralité par Claire Dodane, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Lyon et directrice de l’Institut d’études trantextuelles et transculturelles. De nombreux poèmes du recueil reposent sur une symbolique des couleurs.

Le printemps, autre image clé, est synonyme de jeunesse et de liberté. Chant, danse, musique, peinture et poésie sont convoqués pour célébrer la fusion des différentes formes artistiques, la correspondance de l’amour et de l’art. Le végétal occupe une large place, et de celui-ci surgissent une multitude de personnages qui s’apparentent à des dieux. Certains appartenant au monde de l’art sont nommément évoqués, comme Li Bai (701 – 762), grand poète chinois du VIIIe siècle. Liberté de ton et fantaisie ne manquent pas dans l’œuvre de Yosano Akiko, souvent nimbée de sensualité.

Vingt ans mon amie

Soit deux ans de moins que moi ;

Pour cela aussi,

Disons de notre amitié

Qu’elle s’approchait de l’amour

Promesse étant faite

Que tu saurais contenir

Tes pensées pour elle,

Oublie donc en ce printemps

Les fleurs rouges du souvenir

Quand son frère est mobilisé en 1904 , lors du conflit russo-japonais, elle s’attire une nouvelle fois les foudres des conservateurs en publiant un long poème libre « que tu ne meures pas ! » (kimi shini tamô koto nakare), dénonçant la position confortable de l’empereur qui « ne va pas aux champs de bataille ».

Avec le brouillon

Maculé d’imprécations

De mes poésies

Je parviens à contenir

Le vol noir des papillons

 

En 1912, elle rejoint son mari à Paris, revêtue de la tenue traditionnelle japonaise et relate son séjour dans un recueil «  Lorsque je marche dans Paris en kimono, où que j’aille, j’attire les regards comme un spectacle de foire ».

Yosano Akiko est l’une des premières féministes de son pays. Elle attache une importance toute particulière à l’égalité intellectuelle des deux sexes. Elle fonde notamment en 1921 une école privée pour qu’un enseignement mixte y soit prodigué, ce qui n’était pas le cas jusque là. Elle ne cessera jamais d’écrire. Malgré l’alitement dans les deux dernières années précédant son décès elle composera plusieurs séries de tanka. Toute sa vie s’est déroulée à la lumière de son génie poétique.

        Marie-Christine GUIDON

 

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Laura KASISCHKE

Une plume spectrale et fragile

Née en 1961 dans le Michigan, elle n’en est jamais partie. Elle y exerce le métier de Professeure d’écriture à l’Université Ann Arbor. Laura Kasischke a acquis le statut d’écrivaine culte avec ses différents romans en France (onze ouvrages). Pourtant aux Etats-Unis, elle est surtout reconnue pour sa poésie. Elle a d’ailleurs obtenu de nombreux prix et distinctions, notamment le « National Book Critics Circle Award », la bourse Guggenheim et le « Rilke Award for Poetry ».

Ses recueils (une dizaine sur les trente dernières années) où s’entrechoquent le cosmique et le quotidien sont traversés de regrets, de non-dits, des vicissitudes d’une vie de femme…mais aussi d’une violence latente qui puise sa source dans la classe moyenne provinciale du Midwest, en apparence bien lisse.

« La vie humaine, ce n’est pas d’aujourd’hui que je la tiens pour une ombre »  (citation extraite de Mariées rebelles – 2017). L’éducation religieuse reçue de ses parents durant l’enfance a laissé un sceau prégnant dans son œuvre.

L’âge avançant, se mêle à ses écrits poétiques, un brin de nostalgie sur le temps qui passe inéluctablement. Le thème du deuil y est omniprésent. En lisant Laura Kasischke, inspirée par le bouillonnement surréaliste, on ne peut s’empêcher de penser à Sylvia Plath.  « Je n’écris de poèmes que quand je ressens un besoin urgent de le faire ». Virginia Woolf est l’écrivain qui l’a le plus nourrie dès sa jeunesse et cette empreinte est bel et bien perceptible.

Elle a soigneusement sélectionné et regroupé dans une anthologie personnelle intitulée « Où sont-ils maintenant » (Éditions Gallimard) les poèmes qui symbolisent sa personnalité profonde de façon signifiante. Avec ce parcours rétrospectif, elle nous révèle son évolution stylistique et dévoile son goût pour les épiphores, les enjambements avec rejets et contre-rejets.

Lorsque son premier roman « A suspicious river » paraît, deux recueils de poésie ont déjà vu le jour.

Elle confie volontiers qu’elle écrit toujours ses poèmes à la main, sorte de prolongement d’elle-même, contrairement à ses romans qu’elle rédige à l’ordinateur.

« Je me sens plutôt nue en prenant le stylo ».

Cette différence lui permet d’accéder à d’autres mots, d’autres rythmes, de l’ordre de l’instinctif, presque du primitif. 

« J’aime me perdre dans l’écriture, composer des poèmes me permet d’avoir accès à une autre part de moi / Le poème part toujours d’une inspiration soudaine, inédite, fugitive, qui ne reviendra peut-être jamais plus / La poésie est quelque chose d'inatteignable, d'effrayant et de frustrant. »

Pour autant, on retrouve dans la poésie de Laura Kasischke, précision et émotion et la même beauté mystérieuse, le même genie des images que dans ses nouvelles ou ses romans.

La première nuit à tire-d’aile, nous avons pris notre envol.

Tout juste sortis de l’enfer, nous avons niché

dans l’arbre à lunes

parce que l’arbre de vie

était chargé de citrons

et que l’arbre de mort

avait blanchi sous les cocons laiteux des anges.

Nous avons secoué l’arbre et les lunes

sont tombées à côté des crânes et mastodontes

éraflées et abrasées par le sable.

Ses œuvres poétiques :

Les infinitésimales – Espaces dans les chaînes

Lys dehors – Jardinage dans le noir

Dansent et disparaissent – Feu et fleur

Ce n’était pas – Ménage dans un rêve

Folles mariées – Où sont-ils maintenant

En guise de conclusion, cette citation à son image :

« Comme il serait étrange, au bout d'une existence mutique, de s'apercevoir qu'on possédait depuis toujours au fond de soi ce cri sauvage… »

  Marie-Christine GUIDON

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LA REINE DE SABA

D’Angelo MANITTA

Ce long poème lyrique, composé de 105 quatrains est une véritable épopée et nous entraîne dans l’univers onirique et singulier d’Angelo Manitta. Chaque page en langue italienne accueille, en regard, sa traduction française (de Jean Sarraméa).

Dans son cheminement, l’auteur apprivoise à la fois l’Histoire et le temps, nous conduisant à travers le désert à la rencontre de la reine de Saba et du roi Salomon. Les vers iambiques font immanquablement penser au rythme scandé des pas des chameaux dans l’immense étendue de sable. La caravane s’étire pour nous inciter à la méditation « Le sillage oblong de la caravane est serpent » et « se déroule sur les roches ». L’unité rythmique devient alors musique intemporelle. Les images se succèdent, révélant l’exotisme, les richesses, les saveurs et les beautés de l’Orient. Entre lumière aveuglante et ténèbres, entre vie et mort, sagesse et prospérité, l’histoire humaine, nimbée de ses mystères s’imprime au fil des pages. Par la magie des mots, on parvient à percevoir « La chaleur du Sahara » qui nous grise et « incendie le ciel » tandis que « Les vents de l’Océan » nous apportent des effluves d’épices et de santal.

On sait combien la rencontre biblique entre la reine de Saba et le roi Salomon a eu un impact sur l’imaginaire collectif. Ici, l'évocation du passé et l'histoire contemporaine semblent reliées par un fil invisible. Cet épisode mythique est à la croisée des cultures et n’en finit pas de fasciner ou de susciter des interrogations. Il détient ainsi un pouvoir philosophique. Et comme nous le dit si justement le Poète « À l’embouchure des vents tu te découvres toi-même ».

La femme, sublimée par la dramaturgie de la situation est déifiée par l’auteur « La beauté d’une femme c’est un ciel sans nuage / un arc-en-ciel de luminosité qui dissipe les nues / c’est le soleil qui resplendit sur la colline ». Sa sensualité habille les vers et la passion enlace les mots « Le désir gonfle la poitrine de la déesse ». Elle devient, alors, vecteur d’émotions multiples.

La reine de Saba est, et restera pour longtemps encore, une énigme à elle seule…

« L’âme a le poids de l’absolu. La conscience est une aile fragile, légère comme une plume », tout comme celle d’Angelo Manitta qui nous entraîne en ces lointaines contrées !

       Marie-Christine GUIDON

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LI QINGZHAO

L’art du poème chanté

Parmi plus de mille trois cents poétesses chinoises (huit mille six cents poèmes écrits entre le VIIe et le XVIe siècle), l’une d’entre elles a tout particulièrement retenu mon attention : Li Qingzhao (1084 – 1151).

Elle est considérée comme l'un des maîtres incontestés du poème chanté de la dynastie Song. Née dans le Shandong, une province de l’Est de la Chine, elle reçoit dès l’enfance une solide éducation littéraire, picturale et musicale. Son père, notable, fait partie d’un cercle dont la figure emblématique est le poète Su Shi (Su Dongpo). Bien qu’à cette époque, la situation sociale des femmes soit extrêmement fragile dans un pays féodal tel que l’Empire du milieu, la mère de Li Qingzhao est une femme lettrée reconnue, ce qui revêt un caractère d’exception, à cette époque. Li Qingzhao, intelligente et talentueuse commence à composer des poèmes à l’adolescence, ce qui lui vaut malgré sa jeunesse, une certaine notoriété. À l’âge de dix-sept ans, elle épouse un académicien de la cour impériale, Zhao Mingcheng (connu pour son Recueil d'épigraphie sur métal et sur pierre en trente volumes), avec qui elle collectionne de nombreux poèmes et des objets anciens. Le couple est très uni malgré les tensions qui divisent leurs deux familles : le père de Li appartient au clan des conservateurs alors que le père de son mari est du clan des réformateurs.

Spécialiste des poèmes rythmés, Li Qingzhao est tout à la fois, romancière, archéologue, maître de calligraphie et experte en sculpture sur métal et sur pierre. Ses poèmes traduisent essentiellement l’amour et la mélancolie des femmes. En effet, la morale traditionnelle tout comme la civilisation chinoise plaçaient les femmes au plus bas de l’échelle sociale. En marge de la société, elles subissaient en silence le mépris des hommes et les forces traditionnelles dominantes. Leurs poèmes sont alors le reflet des sentiments exacerbés qui les animent : mélancolie, douleur, détresse, colère…

On comprend mieux, alors, pourquoi il est si difficile, voire impossible de trouver, à cette période, des œuvres poétiques féminines imprégnées de bonheur, ou simplement de joie.

Tristesse de la séparation

Larmes sur la Terrasse du Phénix

Dans l’encensoir doré, la cendre est déjà refroidie

La couverture de soie rouge ondule tout au long de la nuit

Je me lève sans avoir le courage de me peigner

Laissant ma coiffeuse se couvrir de poussière

Et les rideaux fermés, inondés du soleil déjà haut

De peur de raviver ma douleur

Je retiens ma tristesse

Je ne trouve personne pour partager ma souffrance

Je maigris de chagrin, l’ivresse n’y est pour rien

La mélancolie d’automne encore moins

Tout part à vau-l’eau

Mon amour m’a quittée si tôt

Malgré mes mille promesses

Rien n’a pu te retenir

Tu es parti pour Wuling, très loin de mes caresses

Me laissant seule dans notre pavillon

envahi d’une lourde brume

Seul le ruisseau sous ma fenêtre est témoin de ma tristesse

Tout le jour je tourne le regard

vers le chemin de ton départ

Avec une lancinante détresse

Li Qingzhao est l'auteur de soixante poèmes chantés (ci), de dix-neuf poèmes classiques (shi) et de deux fu, sortes de poèmes en prose d'une grande richesse de vocabulaire, avec des thèmes très descriptifs. Les sentiments y sont déclinés de façon élégiaque.

Les sinogrammes, sont les unités logographiques qui composent l'écriture du chinois, appelés « hànzì »

Au crépuscule de sa vie, alors que la guerre sévit, elle perd son mari. Veuve inconsolable, sa poésie est grandement inspirée de cette séparation. Dans le même temps elle est dépouillée de tous ses collections d’objets anciens et connaît à la fois chagrin et précarité. Des sept volumes de poèmes réguliers et de prose ainsi que des six volumes d’odes (en vers irréguliers), ne nous sont parvenus que peu de fragments de son œuvre, malheureusement. Elle fut et reste considérée comme la plus grande poétesse chinoise.

     Marie-Christine GUIDON

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NELL’ACQUA NEL FUOCO

DANS L’EAU DANS LE FEU

d’Eloisa TICOZZI

Il Convivio Editore

Récompensée à plusieurs reprises, notamment par le Prix Lorenzo Montano et le Prix Pietro Carrera, Eloisa Ticozzi nous invite à découvrir son sixième opus poétique. L’ouvrage en édition bilingue, préfacé par Angelo Manitta, est traduit en français par Florent Boucharel.

Angelo Manitta, dans sa préface, nous indique que la pensée d'Eloisa Ticozzi peut s'exprimer par deux mouvements : celui ascendant du feu, qui regarde vers l'infini et donc vers l'air, auquel est lié le mouvement descendant de l'eau qui, faisant percevoir sa "verticalité" à la poétesse, se connecte à la terre, dans une tentative de mettre à nu sa propre personnalité, en l'explorant dans ses différents sens pluridirectionnels, horizontaux et verticaux.

Avec ce recueil au titre évocateur « Dans l’eau dans le feu », nous faisons une plongée dans un univers métaphorique en mouvement dont les maillons composent une chaîne antonymique éloquente : joie et douleur, froid et chaud, bas et haut, soleil et pluie, parole et silence, vieillesse et enfance, naissance et mort… « Les hommes sont enchaînés au monde / comme les tourbillons du centre de la terre ».

Lorsque ni la science, ni la philosophie, ni la religion ne parviennent à définir explicitement la réalité profonde du monde ou inhérente à chacun, la Poésie est peut-être l’une des voies intuitives pour approcher le mystère du réel. Alors, les éléments interagissent…« La vie semble être un désordre à comprendre ». Loin de tout prosaïsme, Eloisa Ticozzi nous livre avec ses mots, l’écho de son expérience transmutée, en nous disant combien ces éléments sont constitutifs de notre existence d’être humain « Ma force est une exaspérante folie de vivre / une répétition sans monotonie » « chaque respiration est différente de la précédente ». Tous nos sens en éveil cristallisent le visible et l’invisible pour nous permettre de réaliser ce que nous sommes fondamentalement au sein d’une nature où le surnaturel et le terrestre se fondent en un tout de l’ordre du divin « La nature c’est absorber l’esprit universel ».

À travers ses cris, l’autrice nous exhorte à partager sa parole empreinte d’authenticité, nourrie des éléments qui parfois s’affrontent, puissances indissociables « je hurle la cruauté et l’orgueil du monde » « je confonds mon cri à la prière du soir ».

L’Eau est la nature première de la matrice selon la vision aristotélicienne ; toute vie provient de l’eau qui contient le germe de toute chose et ce germe est le Feu. Ainsi matrice et semence deviennent complémentaires. « la vérité est dans le feu, dans l’eau / deux éléments reproduisant la vie ancestrale ». L’eau est médiation entre le ciel et la terre. Le feu est mort et renaissance…les éléments cohabitent, ce qui représente un véritable enjeu puisqu’ils peuvent s’anéantir l’un, l’autre. En attendant « le moment de retourner à l’origine », nous cheminons entre l’enfance, retour aux sources et l’obscurité « Jamais la nuit ne m’apparaît distante » « La nuit me ressemble » « Je suis née dans l’abîme » mais comme le dit la poétesse « Un abîme est un tourbillon d’où renaître avec ses propres talents ».

Eloisa TICOZZI détient ce pouvoir thaumaturge de nous faire prendre part à son voyage intérieur singulier, fusion de ses émotions…« Le plus grand voyageur est celui qui a su faire une fois le tour de lui-même » (Confucius).

Marie-Christine Guidon

    

                    

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